Copes, formation pour les professionnels de l’enfance, de l’adolescence et de la famille

Pédagogie moderne

Roch du Pasquier, Formateur au Copes a songé cet été à Montaigne.

Cet été, dans la montagne, j’ai songé à Montaigne. Il faut dire que de montagne à Montaigne il n’y a qu’un i. Et que le i, première lettre d’image, d’imaginaire, d’imago ou d’immatériel, n’est pas une lettre trop lourde à porter sur les crêtes et les sommets. Un matin où les nuages s’appliquaient à pleuvoir sur la vallée j’ai lu « De l’institution des enfants »[1], et Montaigne a apporté de l’eau à mon moulin méthodologique que j’avais mis en vacances depuis les trop longs mois de sécheresse.

Si j’étoffais l’un de mes discours de ces riches dépouilles (les écrits des auteurs de talents), il éclairerait par trop la bêtise des autres. Au début, avec l’humour féroce qui le caractérise, Montaigne met en garde contre le plagiat et l’ignorance, mais ce n’est pas là le cœur de ce que je tiens à vous dire. Dans ce chapitre XXV Montaigne développe, à la demande de Madame Diane de Foix, sa manière de concevoir l’éducation des enfants.

Il faut que l’enseignant cesse de criailler aux oreilles comme on verserait dans un entonnoir. Montaigne ne veut pas que le maître parle seul mais il veut qu’il écoute son disciple parler à son tour car à ceux qui veulent apprendre nuit le plus souvent l’autorité de ceux qui enseignent. Et voilà déjà condensée la nécessité de l’écoute, d’une attitude encourageante et humble dont, pédagogues comme soignants, nous ne devrions jamais nous départir. En langage systémique il s’agit, pour le thérapeute, de refuser d’occuper la place d’expert que la famille, le couple, ou le porteur du symptôme lui allouent. Il s’agit d’occuper une position appelée « position basse », position d’ouverture, de recherche, position opposée à celle de l’expert qui veut établir un diagnostic. Un diagnostic prétendument scientifique puisqu’il se base sur une définition arbitraire du contexte du patient.  Comme le dit Lacan, qui avait lu Montaigne : « L’analyste n’a pas à guider le sujet sur un savoir, mais sur les voies d’accès à ce savoir » et plus loin : « Que le psychanalyste croie savoir quelque chose, en psychologie par exemple, et c’est déjà le commencement de sa perte, pour la bonne raison qu’en psychologie personne ne sait grand-chose, si ce n’est que la psychologie est elle-même une erreur de perspective sur l’être humain. »[2]

Montaigne : Il est bon qu’il le fasse trotter (l’élève) devant lui (le maître), pour juger de son train : et juger jusques à quel point il doit se ravaler (s’abaisser), pour s’accommoder à sa force. Incroyable ! me suis-je dit in petto en tombant sur cette pépite. Le pédagogue comme le médecin, l’éducateur, l’analyste... doit être capable de s’abaisser au niveau de son élève ou de son patient, et pour ça, il faut en premier lieu qu’il l’écoute et le regarde faire. Encore les bienfaits de la position basse[3] et de l’affiliation synonyme d’une capacité à s’accommoder. Et Montaigne de poursuivre : À faute de cette proportion, nous gâtons tout. Et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est une des plus ardues besogne que je sache.

Moi aussi, qui connait par mon expérience intime comme par celle d’analyste et de formateur le temps nécessaire à tout apprentissage, c’est-à-dire à tout changement de notre être au monde. Si vous avez un doute lisez Sénèque, Montaigne, Rabelais ou Freud, Bateson, Watzlawick, ou Castaneda, ou... Ceux qui cherchent à accompagner le changement convergent souvent autour de ses idées simples pas si simples à mettre en œuvre. Ceux qui veulent être experts auprès des tribunaux, des hôpitaux, des instances gouvernementales ou des parents affinent leurs étiquettes diagnostics et leurs réseaux des premiers : les thérapeutes et les pédagogues qui vont devoir retrousser leurs manches et se taper le boulot, dans le sens de l’accompagnement continu, lent, patient. Ces deux « races » de thérapeutes et de pédagogues se rencontrent rarement.

Et aussi : On nous a tant assujettis aux cordes (à la longe, comme les chevaux qu’on dresse), que nous n’avons plus de franches allures : notre vigueur et liberté est éteinte. Hélas, c’est aussi de ça dont il question pour l’apprenti thérapeute. Les facultés de médecine et de psychologie comme les écoles de travailleurs sociaux aident-elles à penser en dressant à se souvenir ? Or, se souvenir n’est pas savoir, écrit Sénèque. Se souvenir, c’est conserver le dépôt commis à la mémoire ; savoir, c’est faire sienne toute notion acquise, sans s’accrocher à un modèle, sans se retourner à tout bout de champ vers le maître.[4] Heureusement que notre formation se passe ailleurs. Sur le terrain, la « clinique ». Et, sachant qu’on ne sait pas grand-chose, en continuant à apprendre autrement.

Le temps de l’enseignement et le temps de la thérapie, dans la formation sur les thérapies familiales systémiques que j’accompagne, est un temps mêlé, emmêlé. Au cours de ces journées les stagiaires vont faire l’expérience que « connaissance/savoir théorique » et « connaissance de soi » vont de pair. Au détour de leurs ressentis en lien avec ce que nous jouons des situations, ils vont acquérir des connaissances et des compétences bien éloignées de ce qu’ils croyaient au départ : une plus profonde connaissance de leur histoire personnelle en lien avec les histoires de leurs patients. Peut-être même qu’ils vont finir par réaliser que, oui, sur ce point, Jacques Lacan avait raison, en psychologie personne ne sait grand-chose ! Ce n’est pas de savoir cela qui est dangereux, c’est d’être convaincu du contraire, de croire mordicus que, pour que la psychologie et la psychiatrie existe, il nous faut défendre sa véracité scientifique. N’importe quel clinicien qui a pris le temps de recevoir ses patients sait que cela ne tient pas. Il n’y a aucune confusion possible entre l’essai louable de clarification théorique d’un ouvrage, de la présentation rigoureuse d’une méthode, et notre manière de mener des entretiens et, a fortiori, une thérapie. À moins de balayer d’un revers de main la première question que pose le disciple à son maître thérapeute :

Roch Du Pasquier

 

[1] Montaigne, Chapitre XXV, Essais, Livre 1er, p. 259 à 313, Le livre de poche.

[2] Jacques Lacan, « Les écrits techniques de Freud », Le Séminaire I, p. 306, Seuil.

[3] cf Position basse, affiliation, inspecteur Columbo sur le blog du Copes.

[4] Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 33.