Le mythe de l’égalité
Le père s’assoit dans un fauteuil et le fils se vautre sur le divan, allonge ses jambes qui sont déjà longues du haut de ses douze ans, pose ses pieds sur l’accoudoir du fauteuil où le père s’est installé. De l’autre côté, mère et fille se serrent l’une contre l’autre. J’observe la scène à équidistance des deux « couples ».
« Tu ne m’impressionnes pas » signifie le fils au père. « Ça m’est égal » répond ce dernier en ne bougeant pas. Nous attendons en silence, puis le père énonce d’une voix ferme :
- Retire tes pieds immédiatement.
Le fils sourit, gigote, et laisse ses pieds sur l’accoudoir.
- Enlève tes pieds ou je m’en vais ! reprend-il.
- Mais pars, pars, répond le fils en ricanant.
La mère se déplace, s’assoit à côté de son fils, veut enlever ses pieds de l’accoudoir. Elle n’y parvient pas et dit, en sanglotant,« toi aussi tu ne veux rien lâcher » à son mari immobile. Intéressée, la fille observe le début de cette partie un tout petit peu inhabituelle. Avec moi nous sommes un nombre impair, il ne pourra pas y avoir d’égalité absolue, sauf si le père laisse sa place.
Pour le psychanalyste il y a le complexe d’Œdipe, la rivalité envers le parent de même sexe, la haine nécessaire, le besoin de « tuer le père ». Ici le fils montre son besoin de provoquer son père pour l’obliger à affirmer sa position, quitte à courir le risque de recevoir une claque, pour une fois, qui le remette à sa place.
Pour le systémicien c’est une illustration de la symétrie, dans le sens de l’équilibre entre les deux sous-systèmes père/fils et mère/fille. Une hypothèse circulaire[1] interroge la fonction de la provocation de l’un (le fils) sur les autres (ces parents sont-ils vraiment ensembles ?).
Mais j’y vois aussi une illustration du mythe égalitaire[2] dans lequel nous baignons tous sans nous en rendre compte.
« Si tu prends ma place prends mon handicap » indique le panneau qui protège la place de stationnement réservée aux handicapés. Cette phrase, que l’on peut trouver percutante au premier abord, signe l’idéologie indifférenciée dans laquelle nous sommes plongés. Non, je ne peux pas prendre ton handicap même si je me suis trompé de place de stationnement, tout comme tu ne peux pas prendre le mien si je crois que j’ai le droit de me garer n’importe où.
Si tu es un homme mais que tu te sens femme (l’inverse fonctionne aussi) change de corps[3] ou affirme « je suis une femme » en conservant ta barbe. Oui, le signe linguistique est arbitraire, pourtant « Femme : être humain adulte de sexe féminin » indique mon Petit Robert de 2021.
Si tu es un enfant mais que tu crois pouvoir devenir ton parent, prends sa place. Surtout, comme dans cet entretien, si ton père te la donne. Prétextant que c’est l’attitude de son fils qui le contraint à agir de la sorte, le père part, finit par quitter l’entretien comme il avait décidé de le faire. Où part-il ?
« Papa où t’es ? » demande Stromae à son père dans sa chanson éponyme. Un père mort au Rwanda pendant le génocide des Tutsis. Un père absent dont il dira qu’il avait déjà disparu pour lui avant d’apprendre son assassinat. Un sexe se déclare autre, l’enfant peut remplacer son parent, le valide prendre la place du handicapé, toutes choses égales par ailleurs notre société revendique le droit à l’égalité, à l’équivalence, à la parité. Est-ce un progrès ou une nouvelle croyance dans les vertus de l’échange des places, de la fin des limites de genre et de générations ? Et cela est-il si facile puisque les familles demandent tout autant et peut-être même plus qu’avant de l’aide pour élever/ne pas avoir besoin d’élever leurs enfants déjà adultes qui leurs posent des questions d’enfants.
Dans l’entretien le fils demande à son père, devant moi, de devenir un père, mais le père refuse et préfère partir. Peut-être a-t-il autre chose de mieux à faire que de rester auprès de son fils provoquant et de sa femme pleurnicharde qui commence à oser lui faire des reproches ? Heureusement, si le fils a fait partir son père du bureau, il n’en est pas devenu père pour autant.
Si Œdipe, victime de la malédiction qui frappe les Labdacides, fait des enfants avec sa mère, il ignore qu’elle est telle. Dès qu’il le sait il se crève les yeux. L’interdit de l’inceste est-il encore un tabou dans notre monde régit par le même, l’identique, le pareil ? Bien sûr que non, répondent les militants et les lobbyistes de tout poil tandis que l’anxiété semble ne plus épargner personne. Ces derniers jours, en consultation, les enfants sont stressés, ont des troubles du sommeil, et suivent, comme leurs parents, l’avancée des troupes russes qui encerclent la capitale Ukrainienne.
Lorsque le père quitte la pièce la mère me dit : « S’il continue comme ça, c’est moi qui vais partir me louer un appartement avec les enfants.. » Nous y sommes !
Dans la société de l’égalité chacun est équivalent à l’autre. Le père, tout comme son fils qui se vautre en ricanant, peut se lever et quitter un entretien qu’il s’était engagé à honorer. Il n’y a plus de différence entre le maître et son élève, et ce dernier doit recevoir la note qu’il estime juste. Patient et thérapeute sont les mêmes : si le premier part en week-end, le deuxième doit l’attendre sagement. Il n’y a plus de demande, la souffrance est partagée, il n’y a que des équivalences... Vous croyez ?
Eh non, cela ne fonctionne pas comme ça, n’en déplaise à l’idéologie ! Comme le fils dont le père est absent ne se met pas à vouloir faire des enfants à sa mère, celui qui demande de l’aide ne se confond pas avec celui qui lui en apporte. Et pourtant l’idéologie du moment, forte de sa puissance magique, s’infiltre et ose tout car, aujourd’hui, c’est normal de demander, non ? Alors, adulte me comportant en enfant, je pars pendant l’entretien, je pars en week-end alors que celui-là même dont j’attends le secours m’attend, j’offre une tablette à mon enfant de huit ans en lui expliquant de ne pas regarder de contenus pornographiques. Saviez-vous seulement ce que voulait dire pornographique à huit ans ?
Que répondre à ces parents perdus ? Parfois, je fouille dans ma bibliothèque, et je termine le rendez-vous par la lecture de Barbe-Bleue. Barbe-Bleue pour la séduction que revêt l’interdiction qu’il énonce à sa jeune épouse : « Ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet je vous défends d’y entrer... » Barbe-bleue qui désigne le lieu interdit tout en en confiant les clefs. Les parents qui offrent un smartphone à leur enfant, n’est-ce pas la même chose ? Je te donne une clef, mon chéri, qui te permettra de voir ce que tu ne dois pas voir, et je te le défends « de telle sorte, que s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. »[4] Quelle clef d’une puissance incroyable, pense l’enfant immédiatement, que celle capable de rendre mes parents furieux.
Mieux vaut lire ensemble le conte de Perrault que de demander aux enfants de me montrer les sites pornographiques sur lesquels ils sont allés, non ? À moins de se croire tous les mêmes : tous enfants et adultes, femmes, filles, hommes et garçons en même temps, adeptes ou non de pornographie. En fait c’est cette idéologie larvée qui est obscène. « Tous les mêmes, tous les mêmes / Tous les mêmes et y’en a marre... » une autre chanson de Stromae.
Roch Du Pasquier