Copes, formation pour les professionnels de l’enfance, de l’adolescence et de la famille

Lien, relation, faut-il les séparer ?

Texte de l’Intervention de Brigitte Courrée aux 29es Journées nationales d’étude de l’Association nationale des placements familiaux.

Brigitte Courée :  philosophe; présidente du conseil de famille de la Vienne; membre de la commission d'adoption;  ancien défenseur territorial des droits des enfants;  membre du conseil scientifique des parents et des éducateurs; intervenante auprès des équipes du placement familial ;  conseillère en formation continue au Rectorat de Poitiers.

Au-delà des indications ou contre-indications d’un placement conjoint de la fratrie se repose comme au temps de la séparation parents/enfants, le bien fondé d’un éloignement physique pour que s’élaborent ces deux mouvements apparemment contradictoires de la construction identitaire : différenciation/ identification.

Confier un enfant seul ou en fratrie c’est offrir un cadre à penser, c’est garantir un espace physique et psychique de sécurité, à l’abri de cette proximité mortifère, de la confusion mentale où soi et l’autre ne font qu’un. Ce retour à soi est-il favorisé ou entravé par le maintien des relations frères/sœurs, parents/enfants ? Doit-on être en présence de l’autre pour penser à lui, pour penser le lien ? Est-ce que la pensée surgit par et dans l’absence ? L’absence entrave- t-elle toute élaboration possible en fixant les souvenirs dans un imaginaire terrorisant ou idéalisé ? Peut-on soigner le lien autrement que dans la présence ? Il nous sera répondu à juste titre que si les interactions des enfants entre eux reproduisent, miment les liens conjugaux, parentaux, il serait efficace que cela soit sous les yeux d’adultes professionnels informés de tous ces mouvements pour les réparer, les nommer, les traiter dans les situations où ils se découvrent.
Nous évaluerons si les visites encadrées ou médiatisées remplissent les objectifs définis par le placement : non pas le retour physique de l’enfant dans sa famille, revenir ensemble, mais le retour de l’enfant à lui-même en l’aidant à conjurer ses angoisses de perte et en l’amenant à vérifier combien il peut se sentir bien, seul, parmi les autres différents de lui .
 

Les origines et objectifs de l’accueil

La séparation des enfants du milieu familial intervient toujours au cours des troubles précoces des « liens » d’attachement, troubles qui empêchent ou entravent les processus d’individuation. Le sevrage psychique ne peut s’accomplir tant qu’il ne sera pas offert aux enfants la protection, la sécurité dans un lien et avec des partenaires qui l’aideront à dénouer les défenses qu’ils ont dû ériger pour se protéger des carences, des violences d’un monde insensé. Le placement en famille d’accueil, en institution parfois, offre aux enfants l’opportunité, la chance de renouer, de rejouer avec d’autres acteurs, sur une autre scène, les troubles des relations à l’origine de ses représentations du monde et de lui-même. Sous l’œil averti d’une équipe et grâce à l’engagement de professionnels, l’enfant apprendra à nommer les sensations, émotions et pensées construites quand il apprenait à se débrouiller seul. Il commencera à s’intéresser à sa vie intérieure quand il éprouvera l’intérêt qu’il peut susciter chez ceux qui l’entourent. Ầ cette même « occasion », se repositionnant dans un monde plus humanisant, il participera, malgré lui à la reconstruction « d’imago » parentaux plus supportables, moins effrayants, plus représentables, et présentables.
Ignorant de leur vie intérieure il ne pouvait savoir ce qu’il pensait de ses parents et de ses frères et sœurs. Il ne pensait à rien tant qu’il n’avait pas rencontré des adultes libérés de la pression des idéologies habilement travesties, masquées dans des mots employés dans le champ psycho-social.

Je m’attache particulièrement à deux termes utilisés indifféremment l’un pour l’autre : relation et lien.

Relation et/ou lien

Ce n’est pas sans étonnement que je découvrais que les spécialistes eux-mêmes passaient de l’un à l’autre très facilement. Ce constat me donna la tentation d’interrompre mes investigations. Ce moment de doute dépassé, je fus ressaisie de la nécessité de poursuivre ma réflexion. En effet une longue pratique auprès de professionnels du placement m’a mise en garde contre les effets de glissements de sens entre ces deux notions. Que ce soit, le sens commun ou les textes législatifs, tous nous incitent à cette confusion. Quand il est écrit que les visites encadrées, médiatisées, les rencontres, les entretiens et la séparation elle-même ont pour objectif de « maintenir les liens », ce n’est qu’après avoir réfléchi à la différence entre relation et lien que nous mesurons l’incongruité de tels énoncés. Imaginer la vertu thérapeutique de la présence, de la mise en relation, pour maintenir les liens qui sont précisément à l’origine de la séparation est un paradoxe fructueux qui doit d’abord être questionné avant d’envisager la pertinence de tels propos. En effet, ils sont tenus par des professionnels qui n’ignorent pas plus que nous les exigences des conditions pour réaliser un tel projet, un tel programme. Personne n’ignore que le danger dans le maintien de la fratrie sur un même lieu est aussi le risque du maintien des liens d’emprise, de rivalité, de destruction des plus faibles à l’image des relations dont ils ont été les témoins ou les victimes. Soigner par la relation des liens traumatisants est un pari tenable ; séparer pour mieux soigner est un pari au moins aussi pertinent.

« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde « (A. Camus)

Mon recours au dictionnaire pour alimenter ma recherche sur la différence entre relation et lien n’a pas été très aidant : lien, relation, rencontre, dépendance, tout est du pareil au même apparemment. Une des premières caractéristiques de la relation est qu’elle est observable, elle tombe sous les sens, vue, toucher, parole, comportement. Ầ partir d’une certaine conscience de soi, la relation peut être volontairement maintenue, aménagée, ou être interrompue. Le sujet peut en décider en connaissance de cause ; elle suppose évidemment la présence d’un autre vécu comme différent de soi, même s’il a fallu du temps, de la continuité, de la permanence de cet autre pour s’élaborer.

De la relation, on peut en dire quelque chose, elle se donne à voir dans des attitudes, des comportements, des propos. Elle suppose une co-présence physique même si les autres sont psychiquement absents. On peut être seul en présence de l’autre mais peut-on être indifférent à cette présence ?

Qu’en est-il du lien ? Il résulte de la combinaison d’éléments construits sur une expérience d’interactions où se mêlent à la fois des sensations, des émotions, des sentiments, des croyances, des souvenirs, des représentations, des fantasmes. Si le lien a exigé la présence d’un autre avant même qu’il ne soit perçu comme non soi, il n’a pas besoin de la présence physique pour perdurer. « Loin des yeux, près des cœurs » : si ce n’est pas toujours vrai, cela se confirme souvent pour les enfants confiés. L’enfant conserve en lui cet absent adoré ou haï. Pas séparé psychiquement, il le conserve vivant, intact, ainsi il ne l’a pas perdu. L’autre[N1] [N2] [N3]  ne risque plus d’échapper, il est définitivement enclos, présent. Produit d’interactions conscientes et inconscientes à une période de sa vie où l’enfant ne pouvait percevoir ce qui venait de lui ou d’un autre, nous mesurons combien des relations désastreuses peuvent handicaper le devenir affectif, psychologique, intellectuel des enfants confrontés seuls à l’insensé, à l’impensable. Nous connaissons tous les risques du face à face où l’enfant n’a pas d’autre choix que d’incorporer, introjecter l’image d’un parent inquiétant, violent, agressif parfois. Chassé de lui-même, les familles d’accueil évoquent souvent cet état où l’enfant est hors de lui, comme habité ! Comment se construit l’intersubjectivité en présence ou en absence de l’autre. Qu’est-ce que l’enfant maintient du lien en lui de cet autre surtout quand celui-ci a fait défaut ? Peut-on dire que c’est un modèle intériorisé de la relation telle qu’elle a été vécue, comprise, imaginée, interprétée par l’enfant quand son environnement ne lui permettait pas de répondre à cette question toujours irrésolue, qu’est-ce que je suis pour toi, est-ce que tu penses à moi, dis-moi qui je suis tout simplement. « Dis-moi si j’en vaux la peine » : cette étrange expression révèle le désespoir de ces enfants collés à ceux qui ne sont présents ni physiquement, ni psychiquement.

Si l’on peut dire quelque chose de la relation, il est difficile de faire une radiographie des liens car ils ne se dévoilent pas directement. Les relations observables nous renseignent très peu sur la qualité, la nature des liens puisqu’ils sont par essence les produits métamorphosés de croyances, pensées, fantasmes élaborés à une époque passée dont personne ne peut témoigner aujourd’hui. Un même comportement relationnel peut être interprété différemment selon les théories explicites ou implicites des observateurs ; pourquoi refuse-t-il l’affection que l’on veut lui donner, pourquoi est-il toujours excité, subitement violent ?

Dans les entretiens avec des enfants confiés, ceux-ci avouent soudain gênés qu’ils ne savent pas ce qu’ils pensent de leurs parents, ni ce que leurs parents pensent d’eux, ni à eux : « je ne pense à rien, c’est tout !». Liens s’apparentent étrangement à ce que nous désignons par « les modèles internes opérants ». En effet ce sont des représentations inconscientes qui orientent malgré lui l’enfant dans sa manière de se comporter avec soi-même et les autres. C’est son style relationnel. Il recherchait sans le savoir le même genre de lien - insécurisant, décevant – où il restera la victime ou le persécuteur, passant parfois de l’un à l’autre.

Le lien, représentation interne de soi-même, de l’estime de soi, est-il modifiable en l’absence ou en présence des anciennes figures d’attachement ? Les décisions à prendre confrontent inévitablement les professionnels à la rencontre avec l’enfant qu’ils ont été pour les parents qu’ils ont eus ou cru avoir. L’infantile des adultes est souvent aux commandes des choix qu’ils devront rationnaliser pour être plus convaincants. Si les liens se cristallisent dans et par l’absence, s’ils se figent dans des figures idéalisées ou noircies, celles-ci occupant en permanence l’espace psychique de l’enfant, lui interdisant toute relation apaisée avec ses partenaires actuels, n’est-il pas préférable de maintenir les relations déjà existantes ?

N’est-il pas plus dangereux pour l’enfant de rester collé psychiquement à l’absent en le gardant vivant en lui, en le réincarnant, plutôt que de le rencontrer dans « la réalité ». L’enfant n’a pas mis en lui seulement les objets perdus, il a aussi introjecté leur vision du monde où ils sont définitivement, persécutés, persécuteurs, victimes, désespérés ou désespérant. Il ne suffit pas toujours d’offrir d’autres modes de relations pour que s’opèrent un assouplissement, un allégement de la contrainte des liens antérieurs.

Étrangers, exclus de lui-même, ne sachant pas nommer ses émotions, souvent dissocié, il se précipite dans des passages à l’acte pour évacuer des sensations et pensées souvent insoutenables. Ce n’est qu’après avoir pu découvrir la complexité de sa vie intérieure, la fertilité de son ambivalence à l’égard des objets aimés et absents, qu’il pourra profiter des espaces communs de rencontres au cours de visites encadrées ou médiatisées.

La visite médiatisée : une rencontre ? Un outil du maintien des liens ou de leur métamorphose ? Une préparation au retour physique de l’enfant dans sa famille ? Un « fourre-tout » qui rassure tout le monde, en priorité les professionnels surtout quand ils ont été acteurs de la séparation et se sentent responsables de la souffrance des enfants et des parents. Les liens ne peuvent être maintenus « qu’en l’état », c’est-à-dire source de douleur, de rage, de désespoir quand l’enfant n’a pu, avant la rencontre, donner sens au placement, quand il n’a pu revisiter les croyances qui étaient les siennes au moment où il a été saisi par les événements.
La rencontre ne peut intervenir et ne peut être soignante, que lorsque l’enfant aura quelqu’un à qui narrer son histoire, lui qui fait souvent des histoires parce qu’il croit que les adultes en savent plus que lui et lui cachent volontairement ce qui lui appartient. Les visites médiatisées ne prédisent ni le retour de l’enfant dans sa famille ni le maintien du placement ; elles n’ont d’autre objectif que de rendre moins troublants, moins violents les imagos parentaux. Encadrés, contenus par des professionnels identifiés partiellement aux uns et aux autres chacun devient alors pour soi et pour l’autre plus présentable, moins dangereux dans la réalité et dans le fantasme. Parents et enfants se sentent meilleurs que ce qu’ils craignaient d’être : pour les enfants de parents malades mentaux, ces rencontres jouent un rôle fondateur à la fois dans une réassurance de ne pas être contaminés par la maladie, (ils ne réagissent pas comme eux, ils ne sont pas comme eux, ils ne parlent pas comme eux). La façon dont les professionnels accueillent les parents malades avec respect, les réhabilite aux yeux des enfants et participe à la restauration à la fois de l’image de soi de l’enfant et du lien qu’ils entretiennent avec ces parents-là.

Le placement familial ne pourra être thérapeutique que si les enfants sont confiés à des adultes qui leur offrent des modèles de vie, dégagés des idéologies subtilement déguisées en théories. Si les professionnels, familles d’accueil, éducateurs, psychologues, avocats, juges, enseignants, sont convaincus des dommages irréversibles de la séparation ou convaincus des dommages irréversibles du maintien des relations, l’enfant ne peut seul accéder à l’ambivalence, à la complexité d’une pensée qui ne peut qu’échouer dans un clivage où les loyautés continuent à s’affronter. L’enfant doit rencontrer à l’extérieur de lui un adulte capable de faire vivre ensemble ce que lui, l’enfant a cru devoir séparer.

Si la psychologie, les sciences humaines nous décrivent finement les vicissitudes de l’âme, ces fêlures par où passe la lumière, c’est avec la littérature que je trouve une des plus belles expressions de ce travail nommé conflit des loyautés que j’appelle aussi conflit de fidélités ?

« Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres- aux morts comme aux vivants-, ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, des fidélités silencieuses, ce sont des contrats passés le plus souvent avec nous-mêmes, des mots ‘ordre admis sans les avoir entendus, des dettes que nous abritons dans les replis de nos mémoires.

Ce sont les lois de l’enfance qui sommeillent à l’intérieur de nos corps, les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, le fondement qui nous permettent de résister, les principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.

Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient et les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves ». Delphine de Vigan, Les loyautés