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Bernard Golse. Pour une métapsychologie du lien et de la rencontre

Texte rédigé pour le site internet de l’AEPEA

Se représenter le lien avant de se représenter l’objet

 

Quand on parle, comme il est classique et fréquent de le faire, de représentation d’objet, ce concept apparaît désormais trop global et il est sans doute utile de le décomposer en plusieurs niveaux distincts.

La représentation de la place de l’objet est une chose, la représentation des liens à l’objet en est une autre, et la représentation enfin de l’objet lui-même en est encore une autre.

 

 

  1.  La place de l’objet, le lien à l’objet, l’objet

 

  1.  La place de l’objet

possède en effet probablement son propre niveau de représentation et plusieurs arguments peuvent être étayer cette idée.

Certes, au bout de quelques temps ils peuvent avoir l’occasion d’observer les visites de parents d’autres enfants, mais la question est plus profonde.

Le bébé néotène a peut-être une sorte de représentation innée de l’autre qui lui est nécessaire, de l’autre secourable sans lequel il ne peut pas vivre et dont il fondamentalement besoin dans le cadre de la « situation anthropologique fondamentale ».

Quand W.R. BION parle du sein, il dit parfois : « Le bébé cherche le sein là où il a coutume d’être ».

Cette phrase étrange mais stimulante ne signifie peut-être pas qu’il le cherche sur le corps de la mère en fonction des traces mnésiques qu’il a de chaque tétée ou en fonction d’une attirance instinctuelle par l’odeur du lait, mais plutôt qu’il le cherche à cet emplacement-même dont il aurait une sorte de proto-représentation, en sachant que pour W.R. BION la proto-représentation ne peut devenir représentation stable qu’en rencontrant dans la réalité externe l’objet qui lui correspond et qui vient ainsi la fixer par l’expérience émotionnelle de cette rencontre.

Il parle même de relation d’objet virtuel(le) ce que l’on entend généralement en pensant aux représentations que les parents peuvent se faire de leur enfant encore à venir et qui correspondent en partie à ce qui a été décrit sous le terme « d’enfant imaginaire ».

Mais peut-être faut-il symétriser quelque peu les choses et envisager que le fœtus, de son côté, a peut-être aussi la possibilité d’investir une proto-représentation de ses parents à venir, proto-représentations de fonctions bien entendu plutôt que de telle ou telle caractéristique statique plus ou moins figurative …

 

  1.  La représentation des liens à l’objet constitue ensuite un autre niveau de la représentation d’objet

 

2.1) Une phrase célèbre : « L’objet peut être investi avant d’être perçu »

Avant même ce débat aujourd’hui quelque peu oublié, S. LEBOVICI dès 1960 avait eu cette phrase quelque peu énigmatique qui a fait couler beaucoup d’encre : « L’objet peut être investi avant d’être perçu ».

On pourrait dire aussi à propos du jeu du Fort/da : la ficelle est investie avant la bobine …

Une première lecture de la phrase de S. LEBOVICI peut être faite selon l’axe de l’équilibre narcissico-objectal en ce sens que l’objet peut être investi alors qu’il est encore perçu comme une partie de soi (objet narcissique) avant d’être véritablement perçu comme extérieur à soi (objet objectal), ce qui renvoie d’une certaine manière à la distinction winnicottienne ente objets subjectifs et objet objectifs, même si cette distinction winnicottienne se fonde surtout sur la survie de l’objet externe face aux attaques dirigées vers la représentation mentale de celui-ci.

Une autre lecture de cette phrase de S. LEBOVICI peut également se faire en lien avec la théorie de l’attachement avec, là aussi, l’idée qu’on peut s’attacher à un objet qui est encore éprouvé comme indistinct de soi, ce qui donnerait aux premiers attachements la valeur subjective d’auto-attachements.

En tout état de cause, cet investissement de l’objet avant même sa perception en tant que tel, apparaît en quelque sorte comme l’inverse de la pulsion désobjectalisante étudiée A. GREEN (1986) en tant que pulsion de mort.

La désobjectalisation de l’objet serait, en effet, pour cet auteur la conséquence d’un investissement dévitalisant alors que pour S. LEBOVICI, c’est l’investissement vitalisant du pré-objet qui préparerait l’objectalisation de celui-ci dans la perspective d’une pulsion de vie.

 

2.2) Le concept de représentations d’interaction

Le concept d’interaction, emblème de la théorie générale des systèmes, se trouve aujourd’hui, on le sait, au cœur de toutes les études et de toutes les recherches concernant le bébé et les débuts de son développement.

L’investissement des interactions est pris en compte aussi bien par les chercheurs dans le domaine de l’attachement que par ceux qui se réfèrent à la psychanalyse précoce.

Or l’investissement des interactions et la représentation des liens qui en découle ne dit rien par lui-même de l’objet impliqué dans ces interactions dont ne sont représentées que les caractéristiques interactives.

Nous prendrons ainsi l’exemple des « modèles internes opérants » (I. BRETHERTON, 1990) dans le cadre de la théorie de l’attachement, et des « représentations d’interaction généralisées » décrites par D.N. STERN (1989) à propos de son modèle de l’accordage affectif.

C’est donc tout l’intérêt de la théorie de l’attachement que de nous inviter, aujourd’hui, à porter notre regard sur la symbolisation en présence de l’objet.

Avant de se pencher sur cette question, remarquons encore que si la nécessaire rencontre avec un objet source de satisfaction est signalée par S. FREUD dans son article de 1925 comme la condition sine qua non de sa possible symbolisation ultérieure, à l’inverse, la « Strange situation » se centre, certes, sur l’observation du comportement de l’enfant lors du retour de sa mère, mais il va de soi qu’il n’y a, bien sûr, de retour possible que parce qu’il y a d’abord eu départ !

Autrement dit, si l’on nous permet de nous exprimer de la sorte, il y a de la présence du côté de la psychanalyse, et il y a de l’absence du côté de l’attachement, avec même un chassé-croisé intéressant puisque la présence précède l’absence dans l’article de S. FREUD (1925) sur « La négation », alors que l’absence de la mère précède son retour et sa présence dans le protocole attachementiste de la « Strange situation » …

Dans les travaux actuels cependant, l’attention portée à cette problématique de l’absence et de la présence paraît céder le pas, au tout début du développement en tout cas, à celle portant sur l’écart et sur les différences.

Tout se passe en effet comme si l’enfant, avant de se demander si sa mère est là ou n’est pas là, se demandait d’abord si elle est comme d’habitude ou non ?

C’est là, l’une des grandes questions « phénoménologiques » du bébé (B. GOLSE, 2006) qui rejoint en fait la proposition de W. R. BION (1962, 1963 et 1965) selon laquelle l’absence de l’objet serait d’abord ressentie comme « une présence hostile », avant que de pouvoir être vécue en tant qu’absence proprement dite.

Cette question du bébé concernant sa mère : « Est-ce qu’elle est comme d’habitude ? », s’avère donc, en réalité, très différente de celle de savoir si elle est là ou non, et ceci revient à dire que le bébé travaille sur de petites différences, soit sur l’équilibre entre le « pareil et le pas-pareil » si bien mis en exergue par G. HAAG (1985), problématique beaucoup plus importante pour lui, dans un premier temps tout au moins, que celle de l’absence et de la présence qui ne pourra être élaborée que dans un temps second.

Si la mère est trop différente de d’habitude, l’écart est intolérable pour le bébé (ce qui peut se voir en cas de dépression maternelle, par exemple), mais si l’écart n’est pas trop important, alors il peut jouer comme « surprise » stimulante pour les processus de pensée du bébé (D. MARCELLI, 2000).

Cette observation de la mère par le bébé et son travail d’évaluation de ses différences par rapport à d’habitude se fera, dans le deuxième semestre de la vie, par le biais de l’analyse du style interactif de la mère, soit de la qualité de son accordage affectif (D.N. STERN, 1989), plus ou moins uni ou transmodal, plus ou moins immédiat ou différé, plus ou moins atténué ou amplifié (dont l’intériorisation intrapsychique se fera au niveau de ses « représentations d’interactions généralisées »), mais ce travail du bébé peut commencer plus tôt, dès le premier semestre de la vie, par l’observation des réponses de sa mère à ses comportements d’attachement[1].

Le bébé inscrit en effet dans sa psyché une sorte de moyenne des réponses maternelles en termes d'attachement, et lors de chaque nouvelle rencontre interactive avec elle, il va alors mesurer l'écart entre la réponse maternelle présente et ces représentations moyennes qu'il s'est forgées d'elle, représentations moyennes qui ne sont autres que ses futurs « working internal models » ou « modèles internes opérants » décrits par I. BRETHERTON (1990).

Si la mère n'est pas comme d'habitude (parce qu'elle est anxieuse ou déprimée, par exemple), le bébé se trouve alors introduit à la tiercéité puisque mieux vaut incriminer un tiers que lui‑même à l'origine de ces modifications maternelles.

Cette question infiltrera, on le sait, la vie durant, toutes nos histoires d’amour dans la mesure où c’est la question de la différence de l’objet aimé d’avec ce qu’il est d’habitude, qui suscitera toujours en nous la crainte d’un tiers rival, à la manière dont, en tant que bébé, nous avions été introduits à la tiercéité par cette question d’une variabilité de l’image et du fonctionnement de notre mère.

Comme on le voit, le système de l’attachement tout comme le système de l’accordage affectif permettent donc au bébé de se représenter et d’inscrire psychiquement les variations des réponses maternelles, ce qui correspond, sans conteste, à une certaine forme de représentation des manifestations de l’objet présent.

Il s’agit bien là d’un investissement des variations des réponses maternelles et non pas d’un investissement de la mère en tant qu’objet.

De ce fait, on peut effectivement parler d’un investissement du lien préobjectal et c’est bien ce que nous voulions souligner ici.

A quoi on peut ajouter, pour faire le lien avec les acquis des neurosciences, que la notion de « représentaction » proposée par M. JEANNEROD (1983, 1993) équivaut bien, elle aussi, à une représentation mentale de l’interaction et non pas de l’objet en tant que tel et de l’ensemble de ses caractéristiques.

Pour en terminer avec ce niveau de la           représentation des liens avec l’objet, ajoutons que G. HAAG a souvent dit que d’une certaine manière le bébé se faisait le bébé un portrait d’abord abstrait de sa mère, un portrait rythmique fondé sur la représentations de ses interactions dynamiques avec elle, avant de pouvoir s’en faire un portrait véritablement figuratif.

Ceci rejoint selon elle les hypothèses de A. LEROI-GOURHAN (1983) selon laquelle l’art abstrait serait en fait beaucoup plus ancien dans l’évolution de l’humanité que l’art figuratif comme en témoignent certaine œuvres picturales découvertes dans des grottes bien antérieure à celles de Lascaux avec leurs scènes de chasse, de pèche, de guerre …

La modernité comme retour à l’art abstrait ?

 

  1.  La représentation de l’objet en tant que tel

C’est finalement ce niveau de la représentation d’objet en tant que tel qui est celui auquel on pense intuitivement quand on parle de représentation d’objet.

C’est celui qui correspond en particulier au concept d’image mentale au sens classique du terme, image de l’autre, représentations de visages, de lieux, d’objets …

L’idée proposée ici est que ce niveau de la représentation d’objet serait finalement plus tardif que les deux précédents dont il serait une sorte de résultante ou d’aboutissement.

En tout cas, on voit bien que parler de perte d’objet est aujourd’hui trop imprécis et flou.

En cas de dépression par exemple, qu’est-ce qui est véritablement perdu : la représentation de la place de l’objet, la représentation des liens avec l’objet ou la représentation de l’objet lui-même ?

Qu’en est-il chez le bébé en fonction de son âge ?

Qu’en est-il dans la mélancolie : la perte porte-t-elle alors sur les trois niveaux ?

Autant de questions passionnantes que nous devons en réalité à nos réflexions sur le développement précoce des tout-petits.

 

 

Une métapsychologique du lien et de la rencontre ?

 

Je prendrai tout d’abord l’exemple de l’adoption, processus qui débute évidemment par une rencontre.

Si l’accent est souvent mis sur la préparation des adultes en tant que candidats à l’adoption, on parle moins de la préparation des enfants au fait d’être un jour confiés à l’adoption.

Bien entendu, il importe de leur en parler suffisamment à l’avance et depuis F. DOLTO (1987) notamment, nous savons bien l’importance des mots qui lui sont effectivement adressés.

Mais les mots suffisent-ils ?

La préparation de l’enfant doit être pensée avec soin dans ce que nous lui disons mais aussi dans ce que nous faisons avec et pour lui.

La situation n’est sans doute pas la même selon que l’enfant se trouve en pouponnière ou en famille d’accueil.

En pouponnière, on sait toute la délicatesse nécessaire pour accompagner l’enfant vers ses parents adoptifs et dans ce champ, les travaux de l’institut Pikler-Lóczy demeurent évidemment très précieux (M. DAVID et G. APPELL, 1973, 1996)).

Les professionnels en pouponnière de même que les familles d’accueil se doivent en particulier d’offrir à l’enfant les fonctions parentales dont il a besoin mais sans chercher à prendre une place de parent ou à remplacer une image parentale qui doivent demeurer disponibles pour être un jour occupées par les futurs parents adoptifs.

Une métapsychologie de la rencontre entre l’enfant et ses parents adoptifs peut ainsi être pensée, nous semble-t-il, en référence aux trois problématiques que nous avons évoquées plus haut, soit celles de la place de l’objet, des liens à l’objet et de l’objet.

De manière très émouvante, certains enfants placés très tôt en pouponnière semblent avoir une idée vague de ce qu’est un parent alors même qu’ils n’en ont jamais eu …

 La représentation mentale des liens à l’objet est très différente du côté de l’adulte et du côté de l’enfant : l’adulte a déjà vécu des liens avec ses propres parents mais sa représentation des liens à enfant à venir n’est encore que virtuelle (S. MISSONNIER, 2009), tandis que l’enfant a une représentation vécue et concrète des liens avec un objet-adulte que ce soit au sein de la pouponnière ou de sa famille d’accueil

Si métapsychologie de la rencontre il y a, c’est donc surtout, me semble-t-il, au niveau de la représentation mentale des liens qu’elle peut être élaborée.

 

Conclusions

 

L’une des questions qui se pose à la lumière de ces quelques réflexions développementales est de savoir si nos interventions non présentielles auprès de nos patients, ne les amènent pas, peu ou prou, à surinvestir la représentation des liens au détriment de la représentation de l’objet proprement dit (habituellement perçu de manière polysensorielle), d’où la possibilité d’une certaine invite à la régression ?

Question à suivre bien évidemment…

 

Bibliographie

 

W.R. BION (1962)

Aux sources de l’expérience

P.U.F., Coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », Paris, 1979 (1ère éd.)

 

W.R. BION (1963)

Éléments de Psychanalyse

P.U.F., Coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », Paris, 1979 (lère éd)

 

W.R. BION (1965)

Transformations – Passage de l'apprentissage à la croissance

P.U.F., Coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », Paris, 1982 (lère éd.)

 

J.L. BORGES

Œuvres complètes

Éditions Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993

 

I.  BRETHERTON

Communication patterns – Internal working models and the intergenerational transmission of attachment relationships

Infant Mental Health Journal, 1990, 11, 3, 237-252

 

D. BUZZATTI

Le désert des tartares

Éditions Laffont, Paris, 1949

 

M. DAVID et G. APPELL

Lóczy ou le maternage insolite

C.E.M.E.A., Éditions du Scarabée, Paris, 1973 et 1996

Erès, coll. « 1001 BB – Bébés au quotidien », Ramonville Saint-Agne, 2008 (préface de B. GOLSE et postface de G. APPELL)

 

F. DOLTO

Tout est langage

Vertiges du Nord/Carrère, Paris, 1987

 

S. FREUD (1925)

La négation, 135-139

In : Résultats, idées, problèmes, Tome 2 (S. FREUD)

P.U.F., Coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », Paris, 1985 (1ère éd.)

 

B. GOLSE

L’Être-bébé (Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie)

P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2006

 

A. GREEN

Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante, 49-59

In : La pulsion de mort (ouvrage collectif)

P.U.F., Paris, 1986

 

G. HAAG

La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 1985, 33, 2-3, 107-114

 

M. JEANNEROD

Le cerveau machine

Fayard, Paris, 1983

 

M. JEANNEROD

Intention, représentation, action

Revue Internationale de Psychopathologie, 1993, 10, 167-191

 

D. LEADER

Ce que l’art nous empêche de voir

Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2011

 

S. LEBOVICI

La relation objectale chez l’enfant

La Psychiatrie de l’enfant, 1960, VIII, 1, 147-226

 

A. LEROI-GOURHAN

Le fil du temps (Ethnologie et préhistoire)

Fayard, Coll. « Points », Série « Sciences », Paris, 1983

 

D. MARCELLI

La surprise – Chatouille de l’âme

Albin Michel, Paris, 2000

 

S. MISSONNIER

Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel

P.U.F Coll. « Le fil rouge », Paris, 2009

 

D.N. STERN

Le monde interpersonnel du nourrisson – Une perspective psychanalytique et développementale

P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 1989 (1ère éd.)

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[1] Sous le terme de comportement d’attachement, on désigne tout comportement revêtant une double fonction de signalisation et d’appel, c’est-à-dire tout comportement du bébé signifiant à l’adulte : « J’existe et je veux que tu viennes ». Ainsi définis, les comportements d’attachement sont multiples, sans doute spécifiques de chaque dyade et, en tout cas, beaucoup plus nombreux que les quatre ou cinq comportements initialement signalés par J. BOWLBY (le cri, le suivi du regard, le grasping, et de manière plus ambiguë la succion) en lien avec les réflexes archaïques précédemment décrits par les pédiatres.